Slave to the rhythm
A chaque fois c’est avec la même fébrilité que je m’empare des platines, même si c’est pour jouer face à une clientèle venue pour dîner ou boire un verre.
Mon rapport aux galettes de vinyl est quasi-charnel et je m’investis autant face à des couples attablés que face à des clubbers déchaînés.
Un set est un set quelles que soient les circonstances et mon but est de raconter une histoire et de mener mes auditeurs dans un voyage en essayant de leur faire découvrir des contrées inconnues.
Et finalement cette formule de "warm-up lounge" convient bien à cet esprit de défrichage et de digressions aléatoires, tout soucis d’efficacité et de technicité "clubbistique" étant éliminé au profit de la mise en place progressive d’une ambiance et d’un décor sonore propices à l’évasion et au relâchement des sens.
Du coup, même durant ces sessions de before, je suis pris d’une fièvre passionnelle et d’un engagement proches de la transe hypnotique qui me font déconnecter pendant quelques heures de mes autres préoccupations du moment.
En l’occurrence, malgré l’accumulation de signes ostentatoires de sensualité et de glamour présents aux Hespérides ces soirs-là, je suis incapable de cogiter sur le renouveau des lieux libertins en plein milieu de mes sets.
Je suis trop impliqué dans la musique que je joue et que j’aime pour me permettre de mixer mes divers centres d’intérêt comme de vulgaires acétates.
Impossible finalement de faire la part des choses et de concevoir les schémas délirants qu’il m’arrive parfois de voir germer dans mon cerveau lorsque celui-ci rentre en ébullition sous l’emprise de quelconques chimies.
J’aime trop la musique pour l’associer à la luxure, et j’aime trop la luxure pour l’associer à la musique.
C’est un véritable casse-tête insoluble que d’imaginer se faire télescoper ces deux milieux antagonistes.
Même s’il m’arrive de recevoir des encouragements dans ce sens, voire même des amorces d’appui, je me sens souvent isolé et dépité face à l’ampleur et la démesure de ce projet insensé.
Plus je fréquente ces deux mondes, plus je me rends compte du grand écart qu’il faut faire pour les relier.
J’ai la désagréable impression d’être constamment en porte-à-faux et de ne pas savoir où me situer sur l’échiquier, comme si mon poste n’avait pas été prévu par le créateur.
Trop «intello» pour le milieu libertin, trop «interlope» pour le milieu artistique, je vogue au jugé de l’un à l’autre en essayant de trouver des semblables au gré de mes pérégrinations, autant dire un vrai chemin de croix.
Comment convaincre la masse des «queutards» décérébrés d’éveiller leurs sens vers de nouveaux canons de la beauté dénués de toute vulgarité, et comment convaincre l’esprit blasé et obtus des branchés qu’ils pourront entrevoir dans l’abandon absolu au sexe une nouvelle forme d’art.
Au mieux je passe pour ambitieux et prétentieux, au pire je passe pour un dément illuminé.
C’est ainsi que, la plupart du temps, je garde tous ces desseins pour moi et n’ose les soumettre au grand jour.
Le fossé grandissant qui sépare ces deux tribus rend de nos jours totalement incompatible le fait d’être à la fois libertin et esthète.
Il faut choisir son camp mais ne pas polluer l’espace entre les deux.
Malheur aux indécis qui auraient décidé de garder un pied dans chacun des territoires.
Devant l’ampleur de la tâche, incapable de faire mon choix, j’abdique et flirte avec ces deux maîtresses répulsives.
D’où la frustration évidente résultant de ce non-choix, vivre mon libertinage sans aucun de mes repères esthétiques, et vivre dans un environnement artistique hostile à toute forme de déviance.
C’est face à ce constat amer que je décidai de ne plus chercher à mixer coûte que coûte ces deux pans de mon existence comme je l’aurais fait de mes disques lors de mes passionnelles sessions du vendredi soir.
Je prends donc la sage décision de continuer à vivre de front ma double vie en essayant de ne pas tomber dans une quelconque schizose…
Et pour ne pas mélanger les torchons et les serviettes, après mon set de vendredi, je décidai de rentrer sagement au bercail et de remettre la proposition de sortie proposée par Karl et Caro au lendemain.
C’est ainsi qu’ayant laissé se dissiper les dernières traces d’acouphènes émanant des Hespérides, je m’engouffrais avec eux, 24 heures plus tard, aux bras de O, dans un boyau sordide plongeant dans les entrailles de la vieille ville…